Le cinéma à Lyon
19/11/19

Conférence de Jean-Charles BONNET, agrégé de l’Université (Histoire)

La ville des Frères Lumière, devenue, depuis dix ans, la capitale « rêvée » du cinéma, grâce à son Festival d’octobre, est aussi la cité où furent tournés - comme l’a si bien montré Thierry Frémaux - quelques-uns des premiers films de l’Histoire du Septième Art. C’est également à Lyon que, 2 rue de la République, furent projetées le 25 janvier 1896, les premières réalisations cinématographiques, juste après Paris.

1/ Les salles de cinéma de Lyon

À Lyon, comme partout en France, « l’art de voir fut d’abord un art de foire » et les noms de Jérôme Dulaar et de Melchior (Pinard) s’imposent immédiatement à l’historien ! Ces forains projetaient sur des draps passés au lait de chaux de petits films achetés notamment à Charles Pathé, l’un des deux pionniers (avec Léon Gaumont) de l’industrie du cinéma. Dulaar comme Melchior finirent par se sédentariser.

Au départ, sur l’avenir de cette invention subsistaient bien des doutes, ce qui explique pour les salles un taux élevé de « mortalité infantile » mais surtout une polyvalence qui dura, parfois, fort longtemps. Beaucoup de salles de spectacles ne furent pas, d’entrée de jeu, complétement vouées au cinéma : le Septième Art y fit bon ménage, notamment avec le music-hall. D’ailleurs, longtemps, dans les annonces du « Progrès », music-hall et cinéma furent présentés sous la même rubrique.

Comme l’a bien montré Renaud Chapelain, le système dominant de distribution de Pathé et de Gaumont ne fit pas obstacle à une stupéfiante floraison de cinémas de moindre importance, « commerces de proximité » ou cinémas paroissiaux. Mais à ceux-là échappaient, lors de leurs sorties, les films majeurs, monopolisés par les « grandes surfaces » de la presqu’île.

En vue cavalière, disons que, pour toutes ces salles, il y eut deux grands tournants : l’arrivée du cinéma « sonore et parlant » au début des années trente et la mutation des années 1980, explicable par de multiples facteurs : présence en nombre de téléviseurs dans les foyers, politique agressive de l’UGC passé au secteur privé en 1971, rapprochement des deux vieux concurrents Gaumont et Pathé.

L’arrivée du cinéma parlant (premier film à Lyon au « Tivoli », en mars 1929) décida nombre de propriétaires de salles jusqu’ici polyvalentes à passer entièrement au cinéma. Se développa aussi la pratique du « cinéma permanent », que Jean Cocteau fustigeait en 1951. Bertrand Tavernier nous a conté, dans ses livres ou films de souvenirs, de pittoresques anecdotes sur la vie de ces cinémas permanents lyonnais, par exemple le « Splendor », rue Puits Gaillot. Le « permanent » donnait tout son sens au métier des « ouvreuses » et à leurs deux outils de travail : la lampe électrique et le panier de friandises. Dans son « Dictionnaire amoureux du cinéma », Jean Tulard regrette la disparition de ces animatrices de la pénombre.

De grands et beaux cinémas, souvent proches les uns des autres, ornaient le centre de Lyon : Royal-Aubert, Majestic, Tivoli, Scala, Grolée et Ciné-journal. La modernisation du Pathé-Palace, qui s’appelait alors le Pathé-Nathan, retint, en 1933, l’attention des journaux parisiens : 1 800 places et… la climatisation ! Sur la rive gauche, on admirait le « Lumina-Gaumont », ancienne brasserie (elle en gardait le profil, cours Vitton) et l’« Eldorado » (cours Gambetta) avec sa magnifique salle qui, ultérieurement, servit de décor pour le film « La chair de l’orchidée ». Saluons aussi le « Chanteclair » sur le boulevard de la Croix-Rousse !

La création de multiplex - où selon le slogan de l’UGC : on partage « plus que du cinéma » - a transformé, autour de l’année-pivot 1985, le centre de Lyon en un cimetière de cinémas. L’un d’entre eux a fait place à un marchand de chaussures, un autre à un centre dentaire. Un troisième a muté en un grand commerce de produits pour dessinateurs et peintres. Et l’entrée, autrefois destinée aux spectateurs de l’« UGC Concorde » est devenue celle des marchandises du magasin Habitat. Quant à l’ex-Scala, rebaptisée « Les 8 nefs », morte plus tardivement, elle laisse une sorte de friche au cœur de la Presqu’ile. Ailleurs, le « Lumina-Gaumont », le « Chanteclair » et l’ « Eldorado » ont été purement et simplement rasés.

Trois salles d’aujourd’hui me semblent mériter une mention particulière. Le « Pathé-Bellecour » qui, au centre de Lyon, est le grand témoin des heures glorieuses d’avant et d’après la Seconde guerre mondiale. Le « Comédia » (avenue Berthelot, juste en face du bâtiment où furent torturés tant de résistants), réquisitionné par les Allemands en 1943, détruit par le bombardement de mai 1944, reconstruit et repris par l’UGC, abandonné et laissé pour mort mais revenu à la vie et même agrandi. Enfin le valeureux cinéma « Saint-Denis », vestige bien vivant à la fois des cinémas paroissiaux et des « commerces de proximité » de surcroit modèle pour d’autres cinémas associatifs de la banlieue lyonnaise.

Depuis quelques années, le dynamique Institut Lumière propose non seulement une belle salle, rue du Premier film, mais a repris et modernisé trois salles au long parcours (Terreaux, Bellecour et Fourmi), dans la droite ligne des cinémas d’Art et d’essai.

2/ Lyon dans le cinéma

Aucun des films tournés à Lyon ne figure au box-office des cent premiers films français. Il est vrai que les réalisations d’avant 1945 ne comptent guère et que le gros rire ne sied pas à l’ancienne capitale des Gaules. Rien de comparable au Gendarme de Saint-Tropez ! Le prouve le ratage de « La Divine poursuite » de Michel Deville, un réalisateur d’ordinaire si subtil. Toutefois, « L’Armée des ombres », qui montre magistralement les heurs et malheurs d’un mouvement de Résistance, est un film bien placé dans le classement des œuvres programmées à la télévision.

Comme Philippe Roger l’a bien souligné (Lyon, lumière des ombres), le rôle de Lyon en tant que « capitale de la Résistance » a suscité comme jamais après 1945, l’intérêt des réalisateurs. Ce fut d’abord « Un revenant », qui reprenait une ténébreuse histoire criminelle de l’entre-deux-guerres, un fait divers que le romancier Henri Béraud avait déplacé dans le temps et dans l’espace pour son roman « Ciel de suie ». Autre revenant : Louis Jouvet, figure centrale du film !

L’année suivante, une autre réalisation (Coïncidences) baladait le héros, en quête d’un emploi, dans divers quartiers de Lyon.

Outre « L’armée des ombres », la Résistance lyonnaise suscita d’autres productions, dont le film de Bresson : « Un condamné à mort s’est échappé », reconstitution fidèle, dans la prison Montluc, de la préparation et de l’évasion du résistant Henry Devigny. Interprété par des acteurs quasiment inconnus, ce film, épuré et presque mystique, est un pur chef d’œuvre.

Le témoignage de Lucie Aubrac, « Ils partiront dans l’ivresse » fut l’objet de deux films. La sortie du premier « Boulevard des Hirondelles », retardée faute de distributeur, passa presque inaperçue. Le second « Lucie Aubrac », qui prenait quelques libertés avec l’Histoire, connut un succès modéré.

D’autres productions tournèrent autour des histoires de gendarmes et de voleurs, ou plutôt de « flics et de voyous », pour parler comme les deux frères Papet, natifs de Caluire - l’un flic, l’autre voyou- dont l’histoire fut romancée dans le film « Les liens du sang ». C’était déjà le même schéma dans « Les voleurs », deux frères dans des camps adverses, produit quelques années plus tôt. Quant au film « Les Lyonnais », à partir du témoignage d’Edmond Vidal, « Pour une poignée de cerises », il complète bien cette série policière.

 On pourrait, certes, évoquer tous les titres, minutieusement recensés dans la publication de Bruno Thèvenon : « Lyon au cinéma ». Mais nous préférons parler, fut-ce brièvement, des œuvres de réalisateurs lyonnais et pour commencer de Bertrand Tavernier. Pour lui, « tourner à Lyon était un pèlerinage. » Il fit ce pèlerinage, soutenu par Philippe Noiret, dès son premier film « L’Horloger de Saint Paul », en 1974. Il continua avec « Une semaine de vacances », en 1980, histoire d’une enseignante en déprime, inspirée par le livre de Duneton « Je suis comme une truie qui doute ». Et même dans un film qui se passe outre-Atlantique, (« Autour de minuit »), Tavernier ne peut s’empêcher de faire faire à son héros un sympathique petit tour à Lyon.

Dans deux réalisations assez éloignées l’une de l’autre : « Coup de foudre » et « Pour une femme », Diane Kurys a narré quelques moments forts et douloureux de l’histoire à Lyon de ses parents, un couple plutôt mal assorti. Dans son roman, « Gamines », Sylvie Testud parle également de ses parents séparés après la naissance d’une troisième fille. Notre lyonnaise figure parmi les actrices du film tiré de son livre, délicatement porté à l’écran par Eléonore Faucher. Quant à Jacques Deray, il plante son décor dans un immeuble de la place Bellecour pour un huis clos étouffant : « Un crime ».

3/ Ombres et lumières

Quelle est l’image de Lyon à travers ces réalisations et bien d’autres ? Cette image est ambivalente.

La ville n’est souvent qu’une étape au cours d’une cavale (« L’insoumis », « La sirène du Mississipi ») ou lors d’une permission de taulardes (« Au pays des Juliets »). Avec « Regarde les hommes tomber », Lyon n’entre en scène que pour que s’accomplisse un crime de sang !

Si l’on prend en compte les films de flics et de voyous, précédemment cités, et quelques autres comme « Vielle canaille », on imagine aisément une première image angoissante de Lyon : clandestinité, planques, prison, commissariats, Palais de justice…

Plus ambiguë, la ville « des secrets et du repli intérieur » pointée par André Téchiné.  Les rues étroites du Vieux Lyon, les escaliers qui dégringolent de la Croix rousse sont autant de motifs d’heureuses surprises ou de peurs. « La ville m’apporte son mystère » confesse le réalisateur lyonnais Jacques Deray.

Mais la présence de deux fleuves, qui sont les éléments les plus souvent filmés (et la Saône deux fois plus que le Rhône) donne à Lyon des reflets inégalés, tout comme son ciel changeant, parfois « lavé de pluie ». C’est la « qualité rare de la lumière » qui avait attiré à Lyon le metteur en scène André Cayatte pour « Verdict ».

Michel Deville, cité par Bruno Thèvenon, résume excellement le sentiment général : « Ville aux ressources inépuisables, photogénique par excellence, avec ses reflets d’eau, de lumière et son architecture hétéroclite. » Des années plus tôt, un personnage du film « Un Revenant » avait affirmé : « Les peintres lyonnais ne quittent jamais Lyon. Ils savent très bien qu’ici, ils ne manqueront jamais de paysages et qu’ils n’en trouveront pas de plus beaux ailleurs ».

Deux films, sortis en 2019, pourraient symboliser cette ambivalence de Lyon : « Grâce à Dieu », côté sombre (pédophilie et procès) et plus souriant : « Alice et le Maire », comédie douce-amère sur l’usure du pouvoir. Ces deux réalisations nous offrent de splendides paysages lyonnais, notamment de Fourvière.

Un dernier mot pour redire le succès croissant du « Festival Lumière », belle manifestation « patrimoniale ». Hommage donc à ses créateurs, organisateurs et programmateurs ! Mais hommage aussi à ses fidèles bénévoles et aux spectateurs lyonnais si nombreux et si vibrants !

 

Jean Charles BONNET